Chapitre V

 

Tapi dans les buissons, Forrest J Ackerman se sentait de plus en plus mouillé. Et de plus en plus furieux.

Il avait reçu par la poste, trois jours plus tôt, un grand paquet plat qui venait d’Angleterre et contenait une peinture originale de Bram Stoker. Le tableau représentait le comte Dracula plongeant ses dents dans la gorge d’une blonde appétissante pour en pomper le sang. Rien de bien neuf dans tout cela : la couverture de nombreuses éditions du célèbre roman de Bram Stoker montrait Dracula se penchant sur une jeune beauté endormie. Et d’innombrables affiches et photos de films inspirés du roman avaient repris l’idée.

Mais il s’agissait ici de la seule représentation de Dracula due à la main de son père spirituel. Jusqu’à ces derniers mois, nul n’en soupçonnait l’existence. Puis on avait découvert à Dublin une douzaine de peintures à l’huile et une vingtaine de dessins à la plume, dans une maison ayant jadis appartenu à un ami de Stoker. Son propriétaire actuel avait trouvé les œuvres dans un réduit en planches, sous les combles. Ignorant la valeur réelle de ces œuvres, il les avait vendues pour quelques livres à un marchand de tableaux et s’était trouvé fort satisfait de l’affaire.

Mais le marchand avait consulté des experts qui s’étaient montrés formels : la signature était bien celle de Bram Stoker. Ayant eu vent de la découverte, Forry Ackerman avait câblé au marchand de Dublin pour lui proposer un prix supérieur à toutes les offres qui pourraient lui être faites. Moyennant quoi il avait pu enlever l’affaire – au prix d’un emprunt contracté auprès de sa banque.

L’emballage défait, il n’avait pas été déçu. Certes, Stoker n’était pas un St. John, un Bok, un Finlay ou même un Paul. Mais il se dégageait de son œuvre une certaine force brutale que nombre de gens se plurent à souligner. C’était incontestablement un primitif, mais un primitif plein de puissance. Forry fut content de lui voir découvrir une certaine valeur artistique, bien qu’il n’eût quant à lui aucune idée de ce qu’était le « beau artistique » – et il se fichait éperdument de le savoir : il savait ce qui lui plaisait, et ce tableau lui plaisait.

D’ailleurs, la représentation eût-elle été moins puissante, grossière même, qu’il s’en serait soucié comme d’une guigne. Il possédait le seul portrait original de Dracula de la main de l’auteur de Dracula. Personne au monde ne pouvait en dire autant.

Mais ce n’était plus vrai. Cette nuit-là, il était rentré chez lui, dans sa maison de Sherbourne Drive. Il pleuvait déjà à verse, et la pluie ruisselait dans son allée pour aller s’écouler dans la rue, mais le flot n’avait pas encore atteint le trottoir. Il était plus d’une heure du matin et il avait dû quitter la soirée que donnait Wendy pour passer chez lui. Raison éminemment professionnelle : en tant que rédacteur en chef de Vampirella et de quelques autres magazines d’horreur, il avait des délais très stricts à respecter. Il devait boucler Vampirella dans la nuit pour l’expédier au matin par avion, en exprès, à son éditeur de New York. Passé la porte d’entrée, on se retrouvait dans la pièce du devant. C’était une assez grande pièce vouée à la science-fiction sous toutes ses formes : œuvres originales et couvertures de pulp magazines, photos tirées de divers films d’horreur et de prétendue S.F., clichés où l’on voyait Lon Chaney Jr. dans le rôle du Lycanthrope, Boris Karloff dans celui de Boris Karloff et Bêla Lugosi dans celui de Dracula. Tout cela signé, avec des dédicaces aimables pour « Forry ». Il y avait aussi les têtes ou masques de Frankenstein, de l’Étrange Créature du Lac Noir, de King-Kong et autres monstres imaginaires. À plusieurs endroits, les rayonnages montaient jusqu’au plafond, bourrés d’œuvres d’écrivains de science-fiction, de romans gothiques ainsi que de quelques volumes sur les pratiques sexuelles déviantes. Bref, il fallait voir la maison de Forry pour y croire. Il y avait jadis habité, mais l’avait peu à peu remplie d’objets dont la valeur totale était estimée à plus d’un million de dollars. Il avait déménagé pour s’installer chez Wendy et utilisait maintenant sa maison comme bureau de travail et musée privé. Le jour viendrait – hélas ! – où il ne serait plus là pour jouir de tout ceci, pour vibrer au milieu de son rêve réalisé. L’endroit deviendrait alors un musée public placé sous le patronage du grand Ray Bradbury, et les visiteurs afflueraient du monde entier pour admirer sa collection ou pour effectuer des recherches à partir des livres rares, des peintures, des manuscrits, des lettres. Il envisageait de faire placer ses cendres dans un buste de bronze de Boris Karloff interprétant le monstre de Frankenstein, et ce buste trônerait sur un piédestal au centre de la pièce. Il serait ainsi physiquement présent, à défaut d’y être spirituellement, puisqu’il refusait de croire à une quelconque survie au-delà de la mort.

Mais la loi californienne interdisait au contribuable de faire une telle utilisation de ses cendres. Le lobby des propriétaires de cimetières et des entrepreneurs de pompes funèbres avait veillé à ce que les lois soient conçues au mieux de ses intérêts. Les cendres d’un défunt devaient être placées dans un cimetière, quelles qu’aient pu être ses volontés à cet égard. Il était certes possible de les disperser au-dessus de la mer, mais uniquement à partir d’un avion, et à une distance et une altitude bien déterminées. Et encore ne pouvait-on disperser ainsi que les cendres d’une personne à la fois : le lobby avait veillé à ce qu’il soit impossible de stocker les cendres d’un certain nombre de personnes pour une dispersion massive, et donc économique. Le lobby n’avait rien négligé pour que les familles affligées payent leur tribut aux chacals de la mort, aux adorateurs d’Anubis.

Réfléchissant à tout ceci, Forry avait fait taire sa rancœur à l’égard de ces voleurs sans âme. Il s’était demandé comment tourner la loi pour faire installer ses cendres dans le buste. Pourquoi pas ? Il pouvait compter sur ses amis pour cela. C’était une sacrée équipe – du moins pour certains d’entre eux – et ce n’était pas une petite entorse à la loi qui leur ferait peur.

Otant son imperméable, il promena son regard sur la pièce. Là, c’était Circé et les cochons – les compagnons d’Ulysse – rendus par le pinceau de J. Allen St. John. Et là, l’orgueil de sa collection, là… là… Le Stoker avait disparu. Il était habituellement accroché en face de la porte, de façon que tout nouvel arrivant ne puisse manquer de le voir. Il y avait remplacé deux autres tableaux pour lesquels Forry avait eu bien du mal à trouver un emplacement, dans cette maison où chaque centimètre carré de mur était compté.

À présent, un espace vide témoignait de son existence antérieure.

Forry traversa la pièce et s’assit. Son pouls était à peine accéléré. On lui avait posé un régulateur cardiaque défectueux, qui ne contrôlait les battements que dans une étroite fourchette. Forry devait monter lentement les escaliers et s’abstenir de courir. L’émotion était de peu d’effet sur son pouls. Mais elle était présente, et se manifestait dans le tremblement qui l’agitait.

Il pensa avertir la police, comme il l’avait fait à plusieurs reprises dans le passé. Sa collection avait déjà reçu la visite de nombreux cambrioleurs – en général des dingues de S.F. ou d’histoires d’horreur qui, emportés par leur passion, jetaient aux orties toute honnêteté pour s’emparer des précieux objets réunis dans la maison. Cela lui avait déjà coûté des milliers de dollars, ce qui n’était pas négligeable. Mais il était encore plus affecté par le caractère irremplaçable de certains des objets volés. Et son cœur saignait à l’idée qu’on puisse lui faire des choses pareilles, à lui qui était un amoureux du monde, à défaut de Dieu. Ou plutôt amoureux des gens, puisque la Nature le laissait indifférent.

Renonçant à sa première idée, il décida de voir d’abord avec les Dummock. C’était un jeune couple qui était venu s’installer dans la maison peu après le départ des anciens gardiens, les Ward.

Lorenzo et Hulia Dummock étaient, à leur habitude, sans toit et sans le sou quand il leur avait offert l’hospitalité. Toute leur besogne consistait à assurer la propreté et un minimum d’ordre dans la maison, ainsi que de l’aider à l’occasion lorsqu’il donnait une réception. Ils faisaient aussi fonction d’antivol depuis qu’il n’habitait plus là.

Après un certain nombre d’appels sans réponse, il monta à l’étage. La chambre à coucher était la seule pièce habitable de la maison. Elle comportait pour tout mobilier un lit, une commode et un placard. Les vêtements des Dummock étaient éparpillés sur le lit, le plancher, le dessus de la commode, et même sur un tas de livres empilés dans un coin. Leur lit n’avait pas été fait.

Les Dummock n’étaient pas là, et il n’y avait guère d’autre endroit dans la maison où ils puissent se trouver. Ils avaient dû sortir pour la nuit, comme ils le faisaient souvent. Forry se demandait où ils prenaient l’argent qu’ils dépensaient : Hulia était la seule à travailler, et uniquement dans les intervalles entre ses crises d’asthme. Lorenzo écrivait. Mais jusqu’ici, il n’avait guère réussi à placer que ses histoires pornos, avec un succès très mitigé au demeurant. Forry se dit qu’ils avaient certainement trouvé un citron à presser quelque part. Ceci ajouta encore à sa colère, il leur demandait vraiment peu de choses en échange du logement et de la pension. Leur principal travail était de rester ici la nuit pour dissuader les voleurs. Et s’il leur reprochait leur faillite dans ce domaine, ils allaient ricaner en l’accusant de les exploiter. Il fouilla toute la maison puis enfila son imperméable pour aller voir dans le garage. Le tableau de Stoker n’y était pas non plus. Cinq minutes plus tard, le téléphone sonna.

La voix, étouffée, était méconnaissable, bien que la personne au bout du fil ait décliné l’identité de Rupert Vlad, un des membres du comité de la Société des Amis du Comte Dracula. Comme tous les appels passaient par le service des abonnés absents, Forry pouvait choisir de répondre ou non. La voix ne lui disait rien, mais le nom l’incita à répondre.

— Forry, ce n’est pas Vlad. Je suppose que vous le savez ?

— Je le sais, fit doucement Forry. Qui est-ce ?

— Un ami, Forry. Vous me connaissez, mais je préfère pour le moment ne pas dévoiler mon identité. J’appartiens aussi à la Société des Amis du Comte Dracula et à la Ligue de Lord Ruthven. Je ne veux me brouiller avec personne, mais je vais vous dire quelque chose. J’avais entendu parler de votre acquisition de cette peinture de Dracula par Stoker. Je me préparais à venir la voir chez vous. Mais je me suis rendu à une réunion de la Ligue de Lord Ruthven et… je l’ai vue là-bas.

— Quoi ?! lança Forry d’un ton suraigu. Pour une fois, il n’avait pu se maîtriser.

— Mouais. Je l’ai vue, accrochée au mur chez… euh…

Il y eut un silence, que Forry rompit :

— Par Hugo, ne me laissez pas griller sur des charbons ardents, mon vieux ! J’ai le droit de savoir !

— Mouais, mais ça m’emmerde un peu de moucharder ce type. C’est…

— C’est un voleur ! rugit Forry. Un ignoble voleur. Ce n’est pas moucharder. C’est rendre service à la société ! Pour ne rien dire du service que vous me rendez, à moi !

Malgré sa colère et son indignation, il ne pouvait s’empêcher de plaisanter.

— Mouais, euh, après tout, je suppose que vous avez raison. Écoutez. Vous n’avez qu’à aller chez Woolston Heepish. Et vous verrez de quoi je parle.

— Woolston Heepish ! s’exclama Forry. (Il poussa un grognement et ajouta :) Oh, non.

— Eh, ouais ! Ça fait pas mal d’années qu’il vous tarabuste, hein ? Je vous plains un peu, Forry, de devoir en passer par lui. Encore qu’il ait, il faut le reconnaître, une splendide collection. Ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’il la doit en partie à vous.

— Je ne lui ai jamais rien donné !

— Non, mais il a pris. Au revoir, Forry.

Gare à la bête
titlepage.xhtml
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Farmer,Philip Jose-[Un Exorcisme-02]Gare a la bete(1968).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html